Le 19 et le 20 avril 2018, la Salle Multi de Méduse de Québec s'est réjouie, par la médiation du diffuseur La Rotonde, de la présence des membres de la compagnie Daniel Léveillé Danse. Fondée en 1991 et dirigée par le grand chorégraphe québécois Daniel Léveillé, la compagnie était de retour à Québec pour présenter Solitudes duo (conçu en 2015), la continuation du spectacle Solitudes solo (2012). Une démarche à travers laquelle Léveillé, qui a reçu le Grand Prix de la danse de Montréal en 2017, cherche à mettre en valeur des corps qui « se lovent, s'envolent dans d'acrobatiques et tendres portés, s'effondrent sous le poids du mépris. Les semblables se rencontrent en miroir », selon le programme du spectacle.
Toutefois, les premiers danseurs qui font leur apparition sur scène, soit Justin Gionet et Mathieu Campeau, n'articulent pas de mouvements en miroir - chacun vient installer sa propre présence d'une manière différente, en donnant au regard du spectateur la possibilité d'assimiler les individualités des deux danseurs. Au lieu de les faire se miroiter le chorégraphe a choisi, pour le commencement du spectacle, un dialogue en mouvement qui fait valoir les différences entre les deux types de corps sur scène et même entre les regards que les danseurs exhibent. Justin Gionet élabore une présence corporelle d'une large disponibilité envers l'autrui - ce que l'on constate dans tous ses duos, que son partenaire soit un homme ou une femme - tandis que Mathieu Campeau met en action un corps plus contrôlé, plus refermé, plus dirigé vers une dignité hyper-masculine et olympienne. Le dynamisme du mouvement, construit sur la musique de Bach, s'oriente graduellement vers une intensité qui semble indiquer la possibilité d'une déchirure violente à tout temps. Cependant, tout ce qui risque de devenir une chute incontrôlable et chaotique est récupéré par la structure mathématique de la chorégraphie : le corps au sol devient un point d'ancrage pour l'autre qui l'attend, bâtissant ensemble des ponts qui protègent l'espace de danse de tout élément inattendu.
Mathieu Campeau quitte la scène et Ellen Furey joint Justin Gionet dans un duo entraînant, où l'émotion fraternelle s'installe à travers des portés et des tours en l'air. Ces figures chorégraphiques sont maintenant libérées de ce qui dans la séquence précédente ressemblait à des jeux de pouvoir où les frontières entre l'abandon total et la démonstration de force étaient beaucoup plus poreuses. La posture d'Ellen Furey lors de son entrée en scène est imprégnée d'une certaine dose d'humilité, comme si elle cherchait à s'excuser pour le fait d'avoir interrompu le déroulement d'un dialogue érotique au masculin. Justin Gionet, avec son regard de martyr prêt à mourir pour l'autrui, n'hésite pas à l'envelopper dans ses bras et la mettre à l'abri entre les couches de sa peau. En contraste avec son regard qui maintient encore une certaine distance envers le public, les mouvements de la danseuse sont fermes et dégagent de la confiance, jusqu'au point où elle semble prête à mordre tout élément étranger susceptible d'attaquer son espace. La marche des scythes du musicien baroque Joseph-Nicolas-Pancrace Royer, qui constitue le fond sonore d'une partie du duo, confère une fraîcheur ludique à ce moment de danse.
Le duo de Brianna Lombardo et Emmanuel Proulx apporte une énergie tout à fait particulière dans la déroulée de la partition chorégraphique. Dire que l'on assiste à un duo entre une femme et un homme ne serait pas exactement la chose la plus précise que l'on puisse affirmer quant à cette séquence : bien que les signes physiologiques nous indiquent cette réalité binaire, le corps exceptionnel de Brianna Lombardo semble être là pour constamment nier cette évidence. Stature petite, cheveux courts et frisés, corps musclé, tonique, tendu et magnétique, torse nu, regard de déesse silencieuse mais toujours prête à commencer une guerre si besoin est, la danseuse est la négation de tout ce qui pourrait être perçu comme beauté classique. Envoûtante et tranchante, elle a la capacité d'imprégner de sa présence sauvage non seulement l'espace de jeu, mais la salle entière. Une grande tension semble se dégager par tous ses pores à chaque fois que ses jambes, après l'exécution d'un saut audacieux, reviennent entre celles de son partenaire. Quant à Emmanuel Proulx, on ne peut s'empêcher de remarquer l'intention tendrement ironique du chorégraphe : en contraste avec sa partenaire, le danseur expose ce qu'on pourrait appeler à juste titre un « corps masculin parfait ». Grand, athlétique, imposant, posture soignée et presque militaire, mais révélant un regard protecteur, il garde toutefois une certaine modestie dans le décloisonnement de ses gestes, presque admettant la supériorité de sa partenaire. When the Music's Over de The Doors est le choix parfait pour ce duo qui se manifeste surtout sous le signe d'un rituel de séduction.
Justin Gionet revient en scène pour compléter un duo avec Simon Renaud et le motif du combat que l'on a vu lors de la première séquence du spectacle est aussi de retour. La différence réside principalement dans le traitement plus poétique et plus ralenti des gestes chorégraphiques. Il y a maintenant suffisamment d'espace pour le déploiement de quelques splendides images installées à travers les postures des corps, évoquant parfois la force dramatique d'une toile de Caravage. On contemple longuement le corps christique incarné par Justin Gionet - jambes largement étendues, torse sur le torse du partenaire assis au sol, regard tendu vers le ciel. Même les petites blessures retrouvées par hasard sur les pieds du danseur et qui évoquent les traces de clous de Jésus sur la croix se rajoutent involontairement à la nature symbolique de sa figure. Simon Renaud est, lui aussi, très athlétique et vigoureux, mais sa force réside surtout dans le dosage entre le côté fragile et le côté puissant de ses manifestations corporelles. Qu'il fasse un signe autoritaire d'Imperator de sa main ou qu'il se joigne à son partenaire dans la sculpture-prière faite de corps humains, Simon Renaud est toujours convaincant lors du quatrième duo du spectacle.
Ellen Furey et Esther Gaudette affichent des corps qui semblent vouloir se soustraire à la morphologie du corps humain - que ce soit à travers le mouvement ou l'immobilité. Elles s'adonnent vigoureusement à un processus de transformation qui résulte dans des métamorphoses étranges et séduisantes. Presque nues, recroquevillées et engagées dans un contact brut et ferme avec le sol, les deux danseuses créent l'impression de vouloir imiter de petits insectes ou des vermines qui cherchent une sortie d'un espace humide et étouffant, pour ensuite devenir des mammifères ou des oiseaux qui prennent du plaisir en manifestant toute la puissance et l'aspiration vers le mouvement qui les habitent. Les pulsations visibles des muscles abdominaux d'Esther Gaudette donnent naissance à l'image viscérale d'un corps féminin envahi par des énergies primordiales. Les intervalles de silence font monter la tension, ainsi que l'inquiétude du regard du spectateur qui se fixe inévitablement sur chaque nervure des deux corps féminins.
C'est avec Esther Gaudette et Mathieu Campeau que la série des « duos solitaires » clôt. Bach laissé derrière, nous sommes transportés dans l'univers de la pop-rock de Beatles, sur les rythmes de I Want You. En pantalons courts et chandails ordinaires, les deux s'abandonnent sans réserve dans la découverte du corps d'autrui - tout ce qui constituait une potentielle hésitation ou censure dans les duos précédents se déchaîne dans ce moment final à une intensité égale entre les deux partenaires. Cette puissante jonction entre deux corps assoiffés ferme le champ de possibilités combinatoires auquel on a assisté au long d'environ 65 minutes.
Solitudes duo ne reste pas ancré, malgré ce que le titre pourrait induire, dans une conception fondée sur l'idée de deux. Au contraire, la division en duos ne fait que renforcer le transfert d'énergies d'une séquence à l'autre, en soulignant comment les sept danseurs communiquent entre eux de manière organique. L'écriture chorégraphique est très précise et lisse, mais jamais linéaire, car la trajectoire est façonnée à travers un zig-zag subtil, où tous les agents du mouvement convergent vers un point commun et s'imprègnent des émanations des couples précédents.
Dans cette chorégraphie où les corps se dirigent fermement les uns envers les autres à la recherche d'une union définitive - que ce soit sous la forme d'une douce séduction ou d'une invasion aux accents guerriers - la solitude se retrouve précisément dans la conscience du fait qu'en fin de compte il n'y a pas d'union définitive entre deux corps humains. Chaque corps pris en compte individuellement se présente comme une sculpture solitaire, mais la solidarité et la transparence de la fraternité surgissent de la multiplication même de ces solitudes. Finalement, dans l'univers que Daniel Léveillé nous propose par Solitudes duo, la beauté de la chose est que la solitude d'un corps à la chasse d'un autre corps se transforme radicalement dans un ensemble ouvert à toutes les possibilités de combinaison.
Solitudes duo, Daniel Léveillé Danse
19, 20 avril 2018, Salle Multi, Méduse
Chorégraphie: Daniel Léveillé
Interprétation: Mathieu Campeau, Ellen Furey, Esther Gaudette, Justin Gionet, Brianna Lombardo, Emmanuel Proulx, Simon Renaud
Lumières: Marc Parent
Costumes: Genieviève Lizotte
Répétitions: Sophie Corriveau
Direction technique: David Desrochers
Production: Daniel Lévéillé Danse
Remerciements à l'équipe La Rotonde, diffuseur spécialisé en danse contemporaine et à Alex Bellefeuille pour la revision du texte.