Dans une situation limite, comme celle que nous traversons, je ressens plus que jamais le besoin de trouver un conseil avisé, un soutien palpable, une lumière. Je cherche l'inspiration dans ma mémoire vivante marquée par les rencontres avec des personnes remarquables et véritablement sages, que j'ai eu la chance de connaître dans ma jeunesse, lorsque je venais d'arriver à New York.
L'un d'eux est Bill Segal.
Qui était Bill Segal? Ses parents ont émigré du nord de la Moldavie et se sont installés en Amérique, dans une petite ville de Géorgie, où Bill est né en 1904. Après avoir étudié à l'Université de New York avec une bourse sportive (il était un joueur apprécié de football américain), il a commencé sa carrière de journaliste. Il a fondé les magazines d'avant-garde « American Fabrics » et « Gentry », qui l'ont rapidement rendus célèbres. Lorsqu'il est devenu millionnaire, à l'âge de 30 ans, il a abandonné les affaires et a commencé à peindre. Animé par une curiosité sans bornes, cet homme d'affaires, éditeur, artiste et chercheur spirituel se sentait attiré par le bouddhisme. Il s'est rendu au Japon, où il a pris contact avec D.T. Suzuki, l'autorité suprême du bouddhisme et auteur de livres réputés sur la philosophie zen. Celui-ci lui a facilité son entrée dans quelques temples pour être initié. Il a appris le japonais médiéval afin de comprendre les sutras et les prières que les moines pratiquaient régulièrement.
De retour en Occident, il a découvert l'enseignement de Gurdjieff, par l'intermédiaire d'Ouspensky et cet enseignement a constitué la base de sa propre philosophie. L'appui solide que l'entraînement spirituel lui a fournie l'a aidé à survivre à un grave accident de voiture dans lequel son corps a été presque détruit, devenant méconnaissable. Après une longue souffrance et un nombre impressionnant d'opérations chirurgicales, il s'est miraculeusement rétabli, même avec plus de vigueur.
Pour un groupe de jeunes à la recherche d'une voie de pratique spirituelle, parmi lesquels j'étais, Bill Segal était un exemple à suivre pendant de très nombreuses années, même au-delà du temps de notre jeunesse. Il est décédé en 2000 à l'âge de 96 ans. Son corps, en état de non-être, a été pour moi difficile à regarder. Cela m'a rappelé Prospero. « Et ma fin est le désespoir... »
Nous nous imaginons qu'à la fin de la vie, un homme sage trouve la paix et meurt avec un visage calme et serein. C'était exactement le contraire: Bill avait une expression agitée, révoltée et profondément souffrante, comme dans la sculpture Rodin d'un homme en pleine tempête. La question « Qui suis-je? » semble l'avoir suivi même après sa mort.
La deuxième épouse de Bill, Marielle, est née à Lyon de parents roumains. Nous sommes évidemment devenus amis. Elle parlait suffisamment le roumain pour lire « Mioritza » et me dire avec tendresse « Christ est ressuscité! » en roumain lorsqu'on cognait, selon la tradition, les œufs décorés de Pâques. Elle était une artiste visuelle talentueuse et je l'ai invitée à créer de décors pour mes spectacles d'opéra et de théâtre.
En passant beaucoup de temps avec le couple Segal, j'ai gardé des souvenirs qui surgissent maintenant en moi de façon inattendue.
Je donne trois exemples qui me viennent à l'esprit.
Bill me regarde avec son sourire chaleureux habituel et me demande avec une passion cosmique: « Andrei, pensez-vous vraiment qu'il y a un autre monde? Quel est le but ultime? Qu'en pensez-vous? » J'étais jeune, je n'en savais rien, j'étais confus, mais il me demandait cela sérieusement et attendait une réponse sincère. Bill avait une curiosité infinie et généreuse.
Je me souviens de Bill regardant de son balcon comment les gens sortir de leur travail et attendre le bus, fatigués et déprimés par la petite pluie tombant sur Lexington Avenue. Il m'a dit: « Regarde-les attentivement, ce sont tous des anges. » Je le regardais avec étonnement. En est-il ainsi? "Oui, ce sont des anges, seulement ils ne le savent pas. » Il blaguait peut-être? Oui et non. Je suis convaincu qu'il vivait simultanément dans deux mondes et sa réalité était divisée sur deux niveaux d'existence.
Et puis ce matin-là, où, pendant que je travaillais avec Marielle sur un décor pour Le Marchand de Venise, que j'allais monter à Boston, Bill installa ses coussins pour la méditation quotidienne. J'ai demandé à Marielle si cela ne le dérangeait pas, mais elle m'a fait signe que nous pouvions continuer, en m'assurant que rien ne le perturbait. Leur gouvernante commença à passer l'aspirateur juste autour de lui, tandis que Bill était assis, les yeux fermés, plongé dans la méditation. Il ne bougea pas de sa position en lotus, comme s'il n'entendait pas; il avait le pouvoir de bloquer tout bruit ambiant. Cet exemple me suit encore aujourd'hui: comment rester au milieu du vacarme et ne pas être affecté, quand habituellement le plus petit bruit m'irrite, me déstabilise?!
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Il convient également de citer ici les notes de Bill sur l'expérience qui a failli lui coûter la vie suite à son accident de voiture, notes qui, précisément en ces jours extrêmement difficiles, prennent une résonance toute particulière.
« Toutes les personnes qui subissent un traumatisme ou une maladie grave passent tout près d'un changement majeur, sinon d'une véritable transformation. Lorsque les choses reviennent à la normale, les vieilles habitudes sont rétablies. Mais une autre attitude reste profondément enfouie et apporte avec elle un certain degré de tolérance et de compréhension. Nous ne sommes plus exactement les mêmes qu'avant. Un traumatisme profond est comparable à une expérience de mort ou, du moins, à un goût de la mort. Tout change. Je pense parfois: si on me proposait de choisir, serais-je d'accord pour recommencer cette expérience? Je suis vieux maintenant, mon corps est faible, donc j'ai tendance à dire: NON. Je préfère mourir tout de suite. Je ne voudrais pas subir à nouveau tous les tourments. Mais d'un autre point de vue, si je pesais sagement les avantages et les inconvénients, j'accepterais de revivre toute l'expérience de l'accident. »
C'est incroyable ce qu'il dit. Ses paroles me font remettre en question l'attitude que j'ai généralement quand je suis bien, quand je pense que j'ai tout sous contrôle - comme s'il s'agissait de « ma » vie, "ma » décision, « ma » situation, "ma » carrière, etc. Il a vu, comme d'autres vrais chercheurs, que vivre ainsi c'est vivre dans une pure illusion. Même avant l'accident, Bill avait vu une lueur de vérité, mais l'accident l'a aidé à apprécier pleinement le don de la vie, à ne pas perdre de vue l'essentiel, à ne pas se perdre dans des choses sans importance. Que dois-je apprendre moi-même? L'idée d'accepter au plus profond de moi-même la situation réelle qui m'est donnée à chaque instant, est beaucoup plus complexe qu'elle paraît.
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Sous l'influence de Bill Segal, je me suis demandé quelle est la question la plus importante qu'un homme puisse se poser. Pourquoi suis-je né, pourquoi suis-je ici? Quand j'étais jeune, j'avais l'impression que mon intelligence pouvait trouver la réponse. Avec le temps j'ai réalisé qu'en réalité je ne sais pas comment répondre. Il faut que je cherche en permanence, pétri de cette question, payer, souffrir. On me demande en fait de répondre de tout mon être, pas seulement du bout des lèvres.
Je m'identifie continuellement au metteur en scène et au théâtre. J'ai choisi mon chemin de vie dès mon plus jeune âge, mais j'aurais pu être avocat, chauffeur de taxi ou n'importe quoi d'autre. Cependant, la question serait restée la même: qui suis-je, que signifie être un homme vrai? Un vieil ami, qui a connu Brancusi, m'a raconté: « Quand je l'ai vu entrer je me suis dit spontanément: « Voici un homme! » Je ne me suis pas dit qu'il était un homme fort, riche ou talentueux. Je me suis tout simplement dit: "Voici un homme! »
Hamlet demande: « Qu'est-ce que l'homme? ». Au théâtre, j'en ai une certaine compréhension mais comme une préoccupation professionnelle. Je prépare ma mise en scène, je lis des études et des essais et les acteurs ont également des opinions sur ce que signifie être un homme vrai. Nous essayons de trouver ensemble des solutions pour la scène, en espérant que ces mots résonneront dans l'esprit des spectateurs. Puis la salle est pleine et Hamlet demande directement au public: « Qu'est-ce que l'homme? » Soudain, les mots vibrent et nous sommes touchés. Mais quand nous sortons, nous sommes à nouveau avalés par le tumulte de la vie et nous oublions la vibration qui nous a touchés.
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Je me suis mis à lire chaque jour un fragment de l'Évangile selon Jean.
Mais je regarde aussi les dernières nouvelles qui affirment que cette pandémie est la pire crise mondiale depuis 1945. Je vois des images choquantes de personnes ayant des difficultés respiratoires portées sur des civières. Mon cœur se serre pour eux et je réalise à quel point j'ai de la chance de continuer à respirer. En temps « normal », je ne le remarquerais même pas. Respirer, c'était comme un fait banal, comme quelque chose qui vient de lui-même, qui m'est dû.
Les médecins et les infirmières sont les héros du moment. Ils sont quotidiennement engagés dans une action épuisante et risquée de lutte avec l'inconnu. Personne ne peut leur demander plus que ce qu'ils peuvent donner. Ils ne sont eux-mêmes que des êtres humains avec leurs contradictions et à présent certains sont plus vulnérables que jamais.
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Des nouvelles hallucinantes sur les personnes qui perdent vertigineusement leur énergie et leurs sensations me réveillent du rêve dans lequel je vis. La confiance en mon corps « sain » est brisée. Je ne suis plus si fier de "ma » force, de « mon » intelligence, de "mon » talent. Je découvre avec étonnement que ce que je croyais être mien ne m'appartient pas! Comme tout peut nous être retiré si facilement! En fait nous ne possédons rien.
Je ne peux plus rester complètement le prisonnier de l'illusion. Que signifie, dans ces conditions, être un homme vrai?