Un choix bien mesuré, dont les répercussions se voient avant tout dans la constitution des personnages : si le livret laisse entrevoir des figures qui pourraient facilement tomber dans des typologies stéréotypées, dans cette adaptation de I Was Looking... on est loin de telles réductions potentielles, le metteur en scène multipliant et déplaçant constamment les miroirs qui reflètent chaque personnage. Dewain (Alban Zachary Legos), Consuelo (Clémence Poussin), David (Christian Joel), Leila (Axelle Fanyo), Mike (Aaron O'Hare), Rick (Biao Li) et Tiffany (Louise Kuyvenhoven) naviguent entre les réalités les plus cruelles d'une Amérique dévastée par la pauvreté, par la maladie ou l'iniquité et des paysages oniriques qui se dessinent comme des moments de répit au milieu de leurs âpres combats, tension dont le titre même en témoigne.
À travers des partitions musicales exigeantes qui flirtent avec le jazz, le rock et la pop en passant par des constructions polyphoniques denses, les héros racontent leurs histoires et leurs vécus accompagnés par l'infatigable ensemble instrumental dirigé par Vincent Renaud (direction musicale). Chaque personnage est tour à tour rendu autant fragile que féroce, autant déterminé dans ses convictions politiques que désespéré face à la conscience de ses limites, sans qu'aucun soit jamais encastré dans un portrait rigide et simplificateur.
Leila (Axelle Fanyo), la militante noire généreuse et acharnée, traverse une transition bouleversante de la figure de bienfaisante au milieu de sa communauté à la figure d'un ange qui semble intercéder pour l'hésitant David qui avait gagné son cœur - difficile d'oublier le somptueux accessoire-« aura » doré dont ses cheveux sont parés lorsqu'elle fait son apparition surnaturelle après le tremblement de terre. À travers son destin tragique, Leila réunit le champ de bataille idéologique et érotique précisément là où l'on croyait voir se creuser un immense fossé surgissant des dérèglements sociaux qui secouent « la ville des anges ».
À la fois tendre et acharnée, Clémence Poussin compose un personnage difficile à oublier, détournant graduellement toute caractérisation initiale que l'on pourrait attribuer à Consuelo. Si au début on a tendance à l'apercevoir comme une éternelle amoureuse enfantine et naïve attachée à Dewain, cette jeune réfugiée politique témoigne d'un courage exemplaire, décidant de revenir au Salvador en dépit des risques majeures qui la guettent. On aurait souhaité qu'Alban Zachary Legos, dont l'interprétation est toujours à la hauteur des exigences techniques de la partition, investisse son personnage Dewain, arrêté pour un trivial acte de vol, d'une marque légèrement plus intime, susceptible de conférer encore plus de force à cet ancien chef de bande converti mais toujours harcelé et humilié en raison de sa couleur de peau. Tifanny (Louise Kuyvenhoven) et Mike (Aaron O'Hare) exécutent avec saveur leurs apparents rôles de « méchants », l'une dans la posture de présentatrice capricieuse qui tente de jouer la femme fatale, l'autre dans la posture d'un flic dur obsédé par sa masculinité. Fragilisés par la manière dont ils vivent l'amour, ils deviennent aussi « humains » et angoissés que les autres personnages avec qui ils étaient en conflit.
David (Christian Joel) joue le rôle du « sage » médiateur avec humour et aisance, bien que tordu lui aussi par l'expérience de l'amour. Enfin, une mention spéciale s'impose quant à Rick (Biao Li), le très sensuel et éthérique avocat Asiatique qui ne peut régler les grands problèmes du système de justice américain que de la hauteur de ses fins talons « de femme ». Son attraction pour Mike - insertion délicieusement opérée par les auteurs du spectacle - le fait presque tomber dans les pièges que son propre discours dénonce, sans que ce conflit intérieur ait pourtant des conséquences sur sa posture professionnelle. Il s'avère que les superbes « cubicules-cellules » transparentes intégrées dans le décor, apparemment perçues comme des lieux de cloisonnement et de répression, ne font en effet que favoriser la fluidité qui permet aux personnages - Noir(e)s, Hispaniques, Asiatiques, Blanc(he)s - de se mettre finalement à la place des autres.
Si la manière dont les personnages sont articulés renforce l'intention dramaturgique d'éviter le risque de stéréotypisation sous l'angle de ce qu'ils incarnent à travers leurs prises de position politiques, sans imposer pour autant une lecture opérée avec les instruments dont on dispose en 2020, les clins d'œil aux luttes d'aujourd'hui ne manquent pas : c'est ainsi que sur les morceaux de faïence d'un blanc écrasant l'on peut lire « À nos sœurs assassinées », tandis que, dans un émouvant geste de « conversion », Mike écrit sur le distributeur #blacklivesmatter. Toutefois, l'enjeu ici n'est ni de « transmettre un message » moralisateur par rapport aux manifestations de racisme et d'intolérance à notre époque ni de souligner les adhérences politiques des concepteurs du spectacle mais plutôt de pousser le spectateur à une remise en question de ces certitudes. Si en 1995 une telle réalisation opératique avait quelque chose d'audacieux et d'« original », alors qu'en 2020 on peut la critiquer et réévaluer selon les « vérités » auxquelles nous nous sommes rendus aujourd'hui, cela veut dire qu'elles sont tout aussi susceptibles d'être jugées par les générations qui nous succéderont. Un pari donc réussi pour Eugen Jebeleanu, qui déclarait dans sa note d'intention que « [L]es notions de normes sociales, d'identité et de liberté seront donc, en partant de ce postulat, le moteur de ma démarche de mise en scène de I Was Looking at the Ceiling and then I Saw the Sky, dans le but de dénoncer les étiquettes et de transcender le regard du spectateur au-delà du politically correct, le confrontant ainsi à son propre système de valeurs. » (Opéra-Lyon.com).
Sans chercher ni la provocation, ni la dénonciation, I Was Looking at the Ceiling arrive tout simplement à faire tomber, comme la croix et le drapeau sur scène à la suite du tremblement de terre, le plafond de nos certitudes pendant ces deux heures d'American show made in France.
[Spectacle vu en ligne dans le cadre du Festival International de Théâtre de Sibiu - FITS, 2020]
I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky de John Adams, livret June Jordan
Pièce chantée en deux actes, 1995
Une production Opéra de Lyon en coréalisation avec le Théâtre de la Croix-Rousse
Mise en scène : Eugen Jebeleanu
Direction musicale : Vincent Renaud
Dramaturge : Yann Verburgh
Décors et costumes : Velica Panduru
Lumières : Marine Le Vey
Distribution : Alban Zachary Legos, Clémence Poussin, Christian Joel, Axelle Fanyo, Aaron O'Hare, Biao Li, Louise Kuyvenhoven
Chanteurs du Studio de l'Opéra de Lyon
Ensemble instrumental : Elsa Loubaton (clarinette) José Carlos Garcia Bejarano (saxophone) Corentin Quemener (percussions, batterie), Sylvaine Carlier, Hiroko Ishigame, Graham Lilly (clavier), Nicolas Frache (guitare électrique), Michel Molines (contrebasse, basse électrique)
Équipe technique de l'Opéra de Lyon : Maxence Ellul, Hervé Lautissier et Jérémy Steunou électriciens | Véronique Fontin accessoiriste | Caroline Martin régisseuse son | Rachel Martin habilleuse | Elena Morar régisseuse de scène | Philippe Sagnes directeur technique | Josselin Sicot régisseur de production
Équipe technique du Théâtre de la Croix-Rousse : Moritz Arndt et Camille Wolff (apprentis lumière), Christophe Braconnier (chef électricien), Yannick Buffat (régisseur son), Léa Decoster (électricienne), Didier Hirth et Thibault Villalta (machinistes) Joachim Richard (chef machiniste), Gilles Vernay (directeur technique)
Construction du décor : Ioan Moldovan / Atelier Tukuma Works
Crédit photo: Blandine Soulage
https://www.opera-lyon.com/fr/20192020/opera/i-was-looking-ceiling-and-then-i-saw-sky
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