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Dans le documentaire Les amours de la pieuvre (1967) de Jean Painlevé et de Geneviève Hamon, la pieuvre est désordre, appétit, aberration et séduction. C'est une apocalypse sous-marine en miniature qui se déclenche lorsque la pieuvre manifeste son insatiable appétit ou doit se défendre en projetant violemment de l'encre qui prend la forme de son corps. La performance éponyme présentée au Théâtre Le Colombier par La Pieuvre, compagnie fondée en 2018 par Rebecca Journo et Véronique Lemonnier, dans le cadre du Festival Faits d'hiver organisé par micadanses-Paris, explore la métamorphose du corps humain à partir de l'image de la pieuvre en tant que symbole de l'érotisme.
Une créature envoûtante, aux allures de princesse patineuse en latex, regarde les spectateurs qui occupent leurs places sur des coussins gonflés au-devant de la scène ou sur les sièges traditionnels de l'enceinte. Gracile, précise et raffinée dans chaque roulement d'assiettes qu'elle manipule sur une sorte de table à repasser, Journo articule toute une série de gestes performatifs-sonores qui savent porter les spectateur.ice.s vers l'empire gélatineux de la pieuvre. Accompagnée par la suite par Véronique Lemmonier, discrète et immobile pendant l'entrée du public, Rebecca Journo enclenche une métamorphose inédite, où le grotesque et l'érotique se côtoient jusqu'à ce que les frontières entre l'humain et l'animal s'effacent afin de laisser place à une entité hybride.
Dans l'univers hypnotique instauré par les deux artistes, la pieuvre est le prétexte parfait pour ce rêve ambitieux de métamorphose d'un corps humain trop limité. Tous les traits principaux du poulpe sont ici synthétisés pour converger en direction d'une exploration sensuelle et sexuelle du corps à laquelle on n'a pas accès par les canaux réduits de la sensorialité humaine. Posséder huit bras et des ventouses, disposer de tentacules, mieux ressentir la volupté de la mastication et de la succion, éprouver un appétit sans fin et pouvoir changer ses couleurs en fonction de ses émotions - tout cela ne serait-il pas plus profitable pour élargir le champ des stimuli perceptifs ?
Pour y arriver, le dispositif scénique offre, en tant qu'outils de transformation, des objets, des lumières et des sons qui annoncent l'imminence du basculement d'une morphologie à l'autre. À part la table-autel centrale où Journo accomplissait sa cérémonie d'accueil, un aquarium rempli de matière rose visqueuse à gauche et un fauteuil-refuge pour Véronique Lemmonier à droite, avec une table où s'aperçoivent des outils (pseudo)médicaux. Au niveau de l'ambiance musicale, on immerge dans des sonorités nées de la rencontre entre la manipulation des objets - notamment le frottement des assiettes qui évoque le son des coquillages - et la musique créée par Matthieu Bonnafous. Les lumières conçues par Jules Bourret amplifient l'univers souterrain que Rebecca Journo a placé au centre de son concept et convoquent simultanément l'effroi et la fascination devant les territoires mystérieux qui se déploient sur scène.
Comme toute métamorphose, le chemin n'est pas sans violence et sacrifice. Sur un fauteuil gynécologique improvisé, l'on découvre la silhouette de Véronique Lemmonier. Les ventouses posées sur ses jambes ne font qu'intensifier l'étrangeté de ce corps nu, qui ne semble point réticent devant l'instrumentaire épouvantable étalé par Raphaëlle Latini, déguisée en dentiste-bourreau. Car il est essentiel que la bouche soit augmentée et altérée pour devenir un vrai poulpe carnivore, susceptible de bien digérer sa proie au crépuscule. En revanche, de la bouche de Rebecca Journo l'on voit sortir l'encre projetée par la mollusque pour se protéger, et ce, dans un geste si poétiquement méticuleux qu'on est amenés à penser plutôt à un rituel érotique qu'à un geste de défense.
Mais qu'est-ce qui n'est pas érotique chez la pieuvre dans cet imaginaire inspiré à la fois du documentaire de Jean Painlevé mais aussi des œuvres artistiques d'ero-guro, mouvement japonais des années '30 réunissant l'érotisme et le sinistre ? Pour que le public s'empare à son échelle de cette volupté céphalopode, les deux corps-tentacules lui offrent des fruits succulents disposés sur des plateaux. Si l'intervention assume le risque de créer une brèche très « terrestre », dans une dramaturgie fondée sur l'obscurité et le souterrain - car il faut y prévoir la gêne, le refus ou la confusion du public - elle a pour mérite le fait de choisir de partager avec les spectateurs une partie de ce processus de métamorphose. La « communion » en cause, préfigurée déjà par le choix de placer une partie du public sur des poufs gonflables à l'air disco dans la proximité des artistes, déplace les spectateurs du statut de voyeurs égarés à celui de participant.e.s renvoyé.e.s à leurs propres sens.
Le comble de l'union est atteint dans l'une des séquences les plus mémorables des Amours... grâce à la capacité des performeurs à mettre en jeu tant de sens en un intervalle de temps si court. Recroquevillées comme des jumelles, les deux pieuvres semblent opérer ici une étape finale de la métamorphose annoncée, après avoir partagé un nombre de baisers avec Mathieu Bonnafous, qui les regarde maintenant lorsqu'il dévore un morceau de pastèque. Toutes les spécificités étonnantes de la pieuvre - la texture visqueuse, les excès libidinaux et les affinités gourmandes, la charnalité débordante et la disposition bizarre de ses organes - se réunissent ici pour articuler une tentative d'hybridation qui pourrait faire surgir une créature tierce, capable d'emprunter et à l'être humain et au poulpe ce qu'il y a de plus sensuel. Un monstre du désir ou une entité hors-normes qui vit l'abandon au plaisir sans le jugement moral spécifique aux êtres humains, à l'instar de la pieuvre ?
Intéressant de saisir, dans cette scène symbolique de jumelage-accouplement mais aussi dans d'autres, les rapports que les concepteur.ice.s du spectacle construisent entre les mouvements de la langue, l'organe performatif le plus sollicité dans le spectacle, et le langage. Il n'est pas anodin que dans cette performance-installation inspirée par la figure de la pieuvre il n'y ait pas de discours livré par les moyens du langage articulé. Les sons créés à travers la mastication, la déglutition et la succion génèrent non seulement une forme de musicalité mais se substituent aussi à tout commentaire linguistique. L'oralité achève ici des significations particulières lorsque l'on pense à la fois à tout ce qui est rattaché à la langue en tant qu'organe mais aussi à la transmission d'une langue non-articulée et désarticulée à travers laquelle l'érotisme est véhiculé et consommé.
Faire le choix d'être une pieuvre, c'est faire le choix du multiple contre l'Unique, de l'érotisme sans frein versus l'accouplement sordide, de la dévoration exaltée contre la consommation égoïste. Un choix qui vient aussi avec l'intention, profondément assumée par Rebecca Journo et Véronique Lemmonier, de créer un objet de représentation-monstration queer, terme qui concerne ici tant les sexualités non-hétéronormatives que l'étrangeté morphologique de la pieuvre, si peu « belle » à regarder. Hommage à l'aspiration du corps humain au visqueux et au liquide, déclaration contre le solide et le figé, Les amours de la pieuvre convoque les sens à travers des matières dans tous les états et propose l'illusion d'une métamorphose qui nous sort, le temps d'une performance, du noyau de nos certitudes terrestres.
(photo: Laurent Pailllier)
(Vu au Théâtre Le Colombier - Cie Langajà, le 31 janvier 2024, dans le cadre du Festival Faits d'hiver - faitsdhiver.com/les-amours-de-la-pieuvre/ -, organisé par micadanses-Paris)
Concept et chorégraphie : Rebecca Journo
Création sonore : Mathieu Bonnafous
Création et performance : Rebecca Journo, Mathieu Bonnafous, Véronique Lemonnier, Raphaëlle Latini, Jules Bourret
Collaboration artistique et image : Véronique Lemonnier
Conception et construction des objets et mise en lumière : Jules Bourret
Fabrication accessoires métal : Florent Seffar
Collaboration artistique et création sonore : Raphaëlle Latini
Création costumes : Coline Ploquin